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L'atelier d'écriture clandestin
27 septembre 2007

Le raisin de la colère

(Espérant que le grand auteur pardonnerait ce petit emprunt)

            Le grain de raisin éclata juste au-dessus de ma tête, suivi d’une prune horriblement juteuse qui s’écrasa sur ma chemise blanche, laissant une jaunâtre trace dégoulinante. J’évitai de justesse une grosse pomme qui frôla mon épaule avant d’exploser à son tour sur le mur derrière moi. Mon employé est visiblement devenu fou car au lieu d’exécuter la dernière petite tâche que je l’ai bienveillament laissé accomplir, il tenait dans ses mains deux énormes pastèques avec un air assassin, regard enragé mais cependant brillant d’une détermination et d’une lucidité inquiétantes.

Je ne comprenais vraiment pas ce soudain changement de situation car à mon avis, il ne trouverait jamais un patron plus aimable et plus tolérant vis-à-vis de ses innombrables défauts que moi. Je suis très généreux, vous savez. Même si j’appartiens à cette rare, je dirais exclusive élite de personnes qui ne font jamais d’erreur, je peux tout à fait envisager que mon propre génie ne soit pas partagé par la majorité de l’humanité et que les médiocres ont également le droit d’exister. Par conséquent, toute erreur qui se produit dans mon magasin de fruits et légumes est forcément de la faute de mon employé, mais j’accepte ce fait comme tel et ne m’en plains qu’une ou deux fois par jour.

Mais il y a pire. Non content de la faveur que je lui fais en lui permettant de travailler pour un esprit aussi fin que le mien, il va jusqu’à l’insolence outrageuse de contester mes décisions. Tenez, par exemple, il y a deux semaines, je lui ai gentiment demandé s’il pouvait parfois venir travailler au magasin 25h/24 car je trouvais qu’il manquait un peu d’enthousiasme et ne s’investissait pas complètement dans notre affaire. Sur quoi il m’a répondu que c’était impossible ! J’ai fait preuve de patience et lui ai expliqué qu’il n’était pas nécessaire qu’il travaille comme ça tout le temps, mais que de temps en temps, il pouvait bien rajouter cette heure supplémentaire, cela montrerait son dévouement à notre cause. Il a fait une tête très bizarre. Je crois qu’il n’a pas bien compris que je n’ai pas encore atteint mes objectifs commerciaux en tant que patron d’un magasin de fruits et légumes, et qu’il fait tout pour m’empêcher de goûter au succès.

Aussi, il refuse de me rendre des petits services qui n’ont rien à voir avec le boulot mais qui, comme je le lui ai longuement expliqué, me donneraient une bonne impression de lui et me motiveraient de le payer plus qu’un huitième du tiers de la moitié du SMIC. Je lui ai récemment demandé qu’il trouve un remède contre ma petite taille et ma perte de cheveux, et il n’est parvenu à aucune conclusion satisfaisante. Il m’a également déçu quant à son attitude envers sa vie privée. Je n’ai rien contre les couples, mais je ne vois vraiment pas pourquoi il aurait besoin de fréquenter sa femme et ses enfants plus d’une fois par mois. A mon sens, un petit mail envoyé du bureau de temps en temps ferait parfaitement l’affaire. Vous savez, je ne garde aucune amertume quant au fait que les médecins m’ont reconnu stérile il y a quelques années, mais la simple idée que ce petit morveux voudrait prendre son dimanche après-midi pour aller jouer au foot avec ses mômes m’insupporte terriblement.

Je revoyais toutes ces scènes devant moi tandis que ma vie allait s’achever entre deux de mes propres pastèques. Quel aboutissement pitoyable de ma carrière professionnelle. Je préférai fermer les yeux et attendre la fin.

Mais quand je les rouvris, mon employé fut parti, laissant un mot disant simplement qu’il ne reviendrait plus jamais. Et un petit vide se creusa dans la pièce, soudain très calme et déserte. J’étais seul. Je vais rentrer chez moi et mangerai ma salade pendant que ma femme me raconte d’une voix un brin étrange comment nos petits neveux grandissent.

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Commentaires
L
Bravo!<br /> Super façon d'attaquer le texte avec le thème imposé. Comme pour Khel', j'hallucine de voir que vous êtes parvenus à aborder ça d'une façon intelligente et bien menée!<br /> Ton texte est sympa et se lit vraiment bien, ton style est agréable et on imagine très bien c'petit type dans la boutique, réellement surpris et étonné de voir ce qui se passe. C'est absurde, pourtant ça reste "cohérent"!<br /> <br /> Seul petit regret, je trouve que "Je vais rentrer chez moi et mangerai ma salade pendant que ma femme me raconte d’une voix un brin étrange comment nos petits neveux grandissent." est en trop. Là c'est personnel, mais terminer par "je suis seul" ça suffisait je pense...<br /> <br /> En tout cas jolis essais!
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