Un beau matin d'automne
Monsieur Cancoix était un petit vieux bonhomme tout ridé, desséché et grincheux, qui passait son temps à se plaindre du monde. Son café n’était jamais assez chaud, son yaourt assez frais, ses voisins faisaient toujours trop de bruit et à la télé, c’était tous des abrutis. D’ailleurs, monsieur Cancoix ne ratait pas une seule occasion de faire part de ses remarques acerbes et sarcastiques à tous ceux qui avaient eu le malheur de le croiser.
Mais son occupation préférée était d’écrire des lettres. Non pas des billets tendres à ses proches pour s’enquérir de leur santé, mais des pages remplies de haine et de mépris qu’il adressait à de parfaits inconnus. Il aimait imaginer la tête de ces personnes qu’il ne connaissait pas, quand elles recevraient ses lettres pleines d’insultes et d’affreuses grossièretés, ainsi que leur colère quand elles se rendraient compte que leur expéditeur jouissait d’un anonymat impuni.
Ce beau matin d’automne, monsieur Cancoix a comme d’habitude déversé toute la méchanceté boueuse de son âme sur des feuilles jadis blanches et innocentes puis, tout en feuilletant les pages jaunes, il a fermé les yeux. Il adorait le moment où son doigt s’abattait au hasard sur le nom et l’adresse de la prochaine victime. Un peu plus tard, il s’est rendu avec satisfaction à la poste où il a fait partir une dizaine de lettres malveillantes et en a profité pour insulter tous les passants horrifiés sur son chemin.
La journée commence bien, a-t-il pensé. Il s’est appuyé sur son bâton pour se hâter de rentrer chez lui. Mais en se rapprochant de son immeuble, il a vu quelque chose d’étrange. Et un peu inquiétant. Presque effrayant, même.
Des dizaines de personnes jalonnaient la rue comme des colosses silencieux et menaçants. Il s’est encore rapproché. Il pouvait maintenant voir le visage de ces hommes et ces femmes, visage tendu, sérieux et renfrogné. Ils l’ont encerclé. Il était vieux et petit et ridé et bientôt, leurs corps l’ont coincé entre eux sans qu’il puisse faire un seul pas de plus. Ils vont m’abattre, me frapper, me rouer de coups, s’est-il dit.
Mais juste au moment où il se préparait à une mort douloureuse et imminente, une jeune fille a sorti de sa poche une lettre et la lui a tendu. Et ensuite un autre homme a fait pareil. Puis un autre. Et encore un autre. Chaque personne sur le chemin vers son immeuble lui a donné une lettre. Et il lui a semblé qu’avec chacune d’entre elles, il s’abaissait et se tordait un peu plus, et se cognait contre le sol, comme un boxer dans le ring qui se bat de ses dernières forces...