La meilleure retraite au monde
Longtemps, je me suis couché de bonne heure, mais depuis que je suis devenu le petit copain officiel de mon amie la chouette, je commence à mener une véritable vie de débauche. Comprenez-moi bien, ce n’est absolument pas mon genre, pendant des années j’étais connu comme un petit moineau érudit, respecté et honoré par toute ma tribu. J’étais le premier à commencer le chant matinal, accompagné par mes élèves, et je punissais sévèrement tous les retardataires. Ensuite, je leur apprenais à sautiller furtivement pour attraper des petits bouts de pain lancés par des humains charitables, et je dois dire, même si je n’aime pas me vanter, que malgré mon âge avancé, je réussissais des sauts particulièrement périlleux et acrobatiques. L’après-midi, je continuais mes cours par des leçons de vol et parfois par des démonstrations de ruse, c’est-à-dire comment attraper un petit bout de pain plus vite qu’un pigeon et s’envoler avec avant que ce dernier ne vous attaque furieusement. Le soir, je prenais donc un repos bien mérité, après avoir éventuellement reçu des parents d’élèves venus pour me féliciter du haut niveau de mes méthodes d’enseignement. Ma vie, comme vous pouvez le constater, respirait la santé et l’équilibre.
Mais voici ce qui m’est arrivé et ce qui a tout chamboulé sens dessus dessous. J’étais en train de voleter dans la forêt tout en méditant sur le dernier ouvrage d’analyse intitulé « La vie secrète des moineaux au Moyen-Age » quand, totalement par hasard, je l’ai aperçue, assise sur une branche. Sa beauté endormie m’a coupé le souffle. Je me suis approché tout près pour mieux l’observer. Elle était beaucoup plus grande que moi et m’éblouissait, m’intimidait, oui m’intimidait moi, moi, le terrible professeur impitoyable ! Soudain, elle a ouvert des yeux ronds, globuleux et énormes. Au premier instant, j’ai failli pousser un petit cri apeuré. Mais ensuite, le regard profond de ces grands yeux m’a troublé et j’ai su que j’étais tombé amoureux d’elle.
Moi qui ai refusé une demande en mariage de la plus riche des femelles de notre tribu. Moi qui ai toute ma vie échappé au jeu de séduction, j’ai coiffé quelques plumes sur ma tête, rentré mon ventre pour avoir l’air sexy et déposé à côté de ma bien-aimée le plus beau petit bout de pain que je conservais soigneusement pour une occasion spéciale. Elle m’a regardé sans comprendre, mais à partir de ce jour-là, je ne l’ai plus lâchée d’une semelle et je pense qu’elle en était heureuse.
Cependant, à ma grande frustration, je me suis rendu compte d’un bon nombre de choses déplaisantes au sujet de ma chérie, beaucoup plus jeune que moi d’ailleurs. Non seulement elle n’a jamais entendu parler de « La vie secrète des moineaux au Moyen-Age », mais en plus elle ignorait complètement qui j’étais ! De plus, son mode de vie ne m’inspirait pas vraiment confiance. Elle m’a fait comprendre la signification de l’expression « oiseau nocturne ». La journée, au lieu d’aller à l’école, elle faisait la sieste et ne se réveillait qu’à la tombée de la nuit lorsqu’elle partait s’amuser dans des bars. Ensuite, pendant la nuit, elle chassait des petits animaux sans défense (ce que je trouvais particulièrement cruel et vulgaire) tout en poussant des cris victorieux du plus profond de sa gorge (des cris malvenus pour une jeune dame en société, si vous voulez mon avis, et un peu trop rustres pour une créature aussi douce et vulnérable, comme je me plaisais à la considérer). J’aurais voulu être son mentor, son protecteur, mais elle m’a vite fait comprendre qu’elle préférait se défendre toute seule plutôt que de compter sur « son petit bout miniscule », comme elle m’appelait avec tendresse. J’avoue que j’étais un peu vexé. Comme si on pouvait juger la force de quelqu’un par son physique !
En ce moment, je profite de la vie et me sens à nouveau comme un adolescent rajeuni. Je fais la fête, je me couche à l’aube, j’apprends à fumer ce qui est un peu difficile parce que la cigarette est plus grande que moi mais je me débrouille. Au lieu de bouquiner, je passe mon temps à papoter mode avec les amies de ma chérie, qui sont toutes grandes aux yeux globuleux. Parfois, je fais des blagues un peu, vous savez, et elles gloussent en rougissant et quelque chose au fond de moi frémit comme un petit bourgeon naissant. Je viens d’être exclu du corps professoral sous prétexte de donner mauvais exemple à mes petits moineaux, mais je dois dire que ça ne me dérange pas du tout, je n’aurais pas pu imaginer de meilleure retraite.
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